Chaque fois que ma mère, mon jeune frère, et moi prenions le train à la gare d’Alger en direction de la ville de Batna, pour moi, ce n’était pas un simple trajet de vacances d’été, mais un voyage à travers l’histoire de mes ancêtres.
Ces souvenirs d’enfance précieux remontent aux années 1970, une époque où chaque instant de mon séjour dans cette ville tissait des liens entre le passé et le présent, transformant de simples visites familiales en une émouvante exploration de mes racines.
Durant le trajet, je me laissais captiver par la beauté des paysages qui défilaient devant mes yeux curieux. Du nord vers le sud-est, la nature changeait progressivement, la végétation verte et touffue devient de plus en plus clairsemée et pâle. Chaque distance parcourue était une aventure, une reconnaissance des terres qui composaient le tableau vivant de cette partie du pays.
Des montagnes majestueuses du Djurdjura et des Bibans aux interminables champs d’or des Hauts Plateaux qui ondulent au gré du vent, chaque gare où le train faisait une pause était une nouvelle page tournée et la découverte d’un nouveau chapitre.
La Numidie
Batna rassemble une grande partie de mes familles paternelle et maternelle. Pourtant aucune d’entre elles n’en est originaire. Bien avant qu’il ne se transforme en une charmante ville, le lieu fut initialement choisi pour ériger un campement militaire colonial en 1844. Il connut une évolution remarquable au fil des décennies, des habitations commencent à s’y implanter et les ruelles se transformaient progressivement en artères commerciales.
La nouvelle petite ville a su captiver l’attention de nombreuses familles, attirées par les opportunités de travail florissantes et les échanges commerciaux qui firent de cet endroit un lieu privilégié pour vivre et prospérer.
Toutefois, ce lieu semble être encore plus ancien, étant mentionné sous le nom de Baitnah par le voyageur britannique Thomas Shaw dans son récit de voyage publié en 1738. Née à la croisée des axes Sétif/Tébessa et Constantine/Biskra, cette petite ville se situe dans l’Aurès, une région historique qui faisait partie de la Numidie et des premiers royaumes indépendants amazighs comme en témoigne Medracen, appelé par les autochtones Imedghassen, un mausolée numide datant du IIIe siècle av. J.-C.
Suite à la conquête de Rome, la Numidie fut intégrée à la province romaine d’Afrique au IIe siècle avant J.C. Des vestiges archéologiques, tels que les ruines de la cité antique Timgad et la garnison de Tazoult (Lambèse), témoignent de cette période de l’histoire.
L’arrivée du train à Batna coïncidait souvent avec le moment du crépuscule. La gare assoupie est réveillée par le sifflet du train. Construites à la fin du XIXe siècle durant la période coloniale, la gare ferroviaire et la ligne de chemin de fer de Batna avaient joué un rôle crucial dans la connectivité et les déplacements dans la région.
Comme un rituel, à notre arrivée, nous prenions le chemin vers la demeure de mon grand-père maternel qui se situait dans Le Camp, le plus ancien quartier de la ville, construit autour de l’ancien camp militaire colonial installé en 1844.
Souvenir d’une jeune épouse
Toujours vêtu d’un Sarouel, une chemise blanche, une veste et un turban empreint d’histoire, mon grand-père maternel, pudique et attaché aux valeurs héritées du passé, demeurait le patriarche de ce foyer. Son regard, à la fois souriant et porteur d’une sagesse sévère, témoigne d’une profonde humanité et renferme intimement les peines et les joies d’une longue vie.
La rencontre entre lui et ma mère – sa fille ainée et l’unique enfant issu de son premier mariage – était marquée d’une joie chaleureuse. Elle lui faisait remémorer sa jeune épouse – ma grand-mère – éteinte trop tôt en 1936, à l’âge de 25 ans. Cette épreuve déchirante à laquelle il dut faire face avait laissé une empreinte indélébile qui s’atténuait à la vue de ma mère.
Son visage s’illuminait d’un sourire radieux lorsqu’il nous accueillait, sa présence, ses paroles dégageaient une atmosphère réconfortante. Je l’aimais beaucoup.
Le temps suspendu
Notre séjour était principalement dédié aux visites familiales, ponctué d’une journée consacrée au vieux souk qui sentait bon les épices. Ses étals débordaient de plantes culinaires et médicinales séchées, fruits secs, céréales dont le fameux Frik. Ce dernier est une variété de blé récolté vert dont les épis sont brûlés pour faciliter le détachement des grains de leurs enveloppes. Les grains sont ensuite concassés ; et avec leur saveur grillée, ils donnent à la soupe traditionnelle Jari ou Chorba un gout qui nous transporte dans un passé lointain.
Au marché, on vendait aussi des étoffes de toutes les couleurs, des sandales, des bijoux fantaisie… enfin plein de bonnes choses pour vider son porte-monnaie !
Dans les années 1970, l’aspect architectural de Batna n’avait pas beaucoup changé depuis la période coloniale, comme si le temps était suspendu uniquement pour me faire vivre, avant que je grandisse et que la ville change, une atmosphère que je n’avais pas vécue.
Il y avait là, au centre-ville, le tribunal dont la construction fut achevée en 1912, la mairie, l’ancien atelier mécanique de mon père, le Masjid El-Atik (Ancienne Mosquée), une des plus anciennes mosquées de Batna, en face de laquelle se dressait sereinement la vieille maison de mon grand-oncle paternel, sise dans le quartier Le Camp également.
Le petit sanctuaire
Cette maison était « mon lieu historique », « mon petit musée ». Figés dans le temps, son architecture, ses meubles, la vaisselle exposée dans le vaisselier racontaient des histoires muettes du temps jadis. Je me souviens encore d’un cagibi dans une soupente où reposaient des générations d’objets qu’on estimait inutiles mais auxquels on tenait. Haut et inaccessible pour ma petite taille, je n’ai, hélas, jamais su ce qu’abritait, au juste, ce petit sanctuaire mystérieux.
Dans cette ancienne demeure se rencontrait toute la fratrie de mon grand-oncle et de ma grand-mère paternels. Ces ainés de la famille étaient, en majorité, nés en fin du XIXe siècle, les gardiens vivants des récits d’autrefois. Assise à leur côté, j’étais captivée par leur bavardage, me laissant emporter dans un voyage temporel où chaque parole était une fenêtre qui donnait sur une époque révolue.
Ma grand-mère paternelle, née en 1892, se souvenait de ce siècle. Ses belles-filles et ses petits-enfants l’appelaient Lalla (Maitresse). Elle aimait se remémorer et raconter avec nostalgie les souvenirs de son enfance dans la vaste maison de son grand-père, située au village d’El-Kantara, à une soixantaine de kilomètres au sud de Batna. Ces matins où elle se levait tôt pour aider, avec ses petites mains, sa mère et les femmes de la famille, à préparer de délicieux Ftayer (beignets). Les hommes allaient faire la prière de l’aube à la mosquée du village. Et bientôt, toute la famille se réunissait autour d’une table garnie pour partager un petit déjeuner convivial.
La Horra
Dans le passé, toutes les femmes étaient initiées, dès leur plus jeune âge, aux travaux manuels, tels que cuisine, broderie, crochet, tricot, couture, autant de savoir-faire qui tissaient les fils de leur destinée. Ces activités n’étaient pas simplement des exercices créatifs, mais une préparation pour le chapitre important de leur vie : le mariage. Ces jeunes filles investissaient leur temps et leur énergie à confectionner leurs trousseaux de mariée.
A Batna et dans plusieurs régions d’Algérie, on qualifiait la femme qui excellait à ces activités de Horra, un terme qui renferme, en dialecte algérien, trois qualificatifs en même temps : Chevronnée, douée et appliquée.
Cependant, le terme Horra tient son origine d’un homonyme arabe littéraire qui signifie Libre. Et je me demande si le qualificatif dialectal ne revêtirait pas une signification plus profonde : au-delà de la tradition, l’acquisition de ces talents artisanaux offraient aux femmes une indépendance économique potentielle, une bouée de sauvetage en cas de difficultés financières. Des outils polyvalents qui pouvaient être déployés en période de besoin.
En y pensant bien, le qualificatif Horra, exprime également une symbolique de résilience et d’autonomie féminine.
Une représentation fidèle de la tenue que portaient mes aïeules et leurs contemporaines citadines de Batna et des régions avoisinantes. Robe longue en parapluie, serrée à la taille avec une ceinture « Mehzma » et manches amovibles « Kméme » souvent en mousseline blanche brodée.
Les adieux
Durant notre voyage à Batna, on rencontrait mes oncles et mes tantes. Et puis les cousins dont ceux qui avaient mon âge, on s’amusait, on bavardait sans répit… Ils étaient heureux de nous voir, et c’était bien réciproque. J’aimais particulièrement ces moments, car ils représentaient une connexion précieuse entre moi et les racines profondes de mon histoire familiale.
Le séjour terminé, les bagages sont emplis de savoureux Croquets et Makrouts (gâteaux de semoule fourrés de pâte de dattes) offerts par la seconde épouse de mon grand-père maternel que ma mère appelait Khalti Fatma (Tante Fatma), notre seconde grand-mère, Nanna. Cette femme courageuse, brave, à la peau éclatante est aujourd’hui centenaire, et son visage est toujours aussi radieux.
Alors que le train s’ébranle, je me remets devant la vitre du compartiment, mais cette fois, la vue des paysages est mêlée à un sentiment balancé entre la joie et la mélancolie. Emportant avec moi les vibrations d’une petite ville ancrée à jamais dans ma mémoire et mon cœur. Ce ne sont pas simplement des souvenirs, mais des fragments précieux de l’histoire de ma famille, de mon pays, qui ont laissé une empreinte indélébile sur ma perception du monde.
Au fur et à mesure que le train avance, du sud-est vers le nord, la nature changeait progressivement, la végétation clairsemée et pâle devient de plus en plus verte et touffue. Alger la blanche, ma ville natale, est au bout du trajet. Septembre approchait, bientôt les retrouvailles avec mon école, le pensionnat de La Sainte-Famille à El Biar, un autre souvenir auquel je dédierais certainement un récit.
Image d’en-tête : La gare ferroviaire de Batna. Circa années 1940 – Ebay