« Un rêve qui éveille, un rêve étincelant de blancheur et d’ombre qui ne scintille pas mais qui brûle férocement tout seul au fond d’une nuit, Benmahjouba nous convie à un voyage à la recherche de sa Madone. Le moment qui éclot n’est jamais fini et jamais achevé. Il y a dans le cœur du poète une vertu magique. »
Citation de Boudjemâa Haïchour
Dans mon enfance j’entendais souvent mon père parler d’un ancêtre poète dont la poésie est chantée par les spécialistes du Malouf constantinois qui est une musique classique algérienne héritière de la musique arabo-andalouse.
Mon père le savait par son grand-père Allaoua Benmahdjouba qui exerçait le métier de Cadi Bachadel et qui malgré son attitude sage et austère, adoucissait son regard lorsqu’il évoque avec fierté cet aïeul dont l’épopée intitulée « Deggouni » (On m’a dardé) fut convertie en chanson, une des plus belles et célèbres mélodie du Malouf constantinois chantée par des maitres de ce genre musical.
Je l’ai qualifiée plutôt d’épopée, ou épopée d’amour car elle relate un voyage dans plusieurs pays riverains de la Mer Méditerranée, à la recherche de l’amour.
Ma famille paternelle est descendante d’ancêtres qui avaient vécu entre Bejaïa, Mila et Constantine et qui étaient passionnés par la langue arabe littéraire, je dédierai, d’ailleurs, des articles à leurs activités. Parmi eux figure un poète qui se nomme Mohamed Benmahdjouba El-Yaalaoui, il vécut au 18e siècle, et je me demande bien s’il ne s’agirait pas de ce même poète…
Hélas mon père s’est éteint sans que je puisse lui demander plus de précisions sur ce sujet, je projette, donc, de faire des recherches et collecter des témoignages dans l’espoir de démystifier cet ancêtre.
En attendant, j’ai le plaisir de « laisser la parole » au chercheur universitaire Dr Boudjemâa Haïchour, en partageant plusieurs citations de son article dédié à cette poésie où il la décrit si parfaitement, et tente même de la traduire. Son article a été une agréable découverte pour moi. Intitulé « Chanson du terroir. Deggouni où le charme milévien », il a été publié en mars 2017 sur le magazine « Mémoria » du groupe de presse et de communication « El-Djazaïr ».
Voyage réel ou imaginaire ?
Dr Haïchour semble supposer que le voyage de Benmahdjouba fut imaginaire :
« Tout palpite dans un désordre d’un voyage imaginaire où les distances sont nulles. Les rêves, les jouissances et les images de l’esprit se bousculent dans une spatialité qui a pour point de départ et pour point d’arrivée la ville de Mila.«
Mais fut-ce réellement le cas ? Et s’il s’agissait d’une aventure réelle ? Et si nous ne le saurions jamais ? C’est alors que nous nous octroyons le droit de débrider notre imagination !
Le charme milevien
Un voyage dont le point de départ et le point d’arrivée est l’une des plus anciennes villes d’Algérie, « Harmonieuse est Mila, différente d’un songe. Celle que le poète Benmahdjouba chante dans Deggouni (On m’a dardé), un morceau fort apprécié par les mélomanes du Malouf. Quel éclat sur les cils aveuglément dorés où Benmahdjouba, après avoir voyagé dans le monde, vint accréditer le charme de la milevienne. Et dans l’ardente paix du rêve, la splendeur d’un amour retrouvé. »
Tentative de traduction d’un Melhoun
Pour saisir tout le sens poétique de cette œuvre, le Dr Haïchour, offre aux lecteurs une traduction qu’il qualifie de « tentative modeste » et avoue « qu’il est très difficile de traduire une telle prose poétique ressemblant au Melhoun » (Images, ci-dessous, de la poésie originale en arabe populaire et de sa traduction).
Et tout en témoignant de son émerveillement pour le récit et son idée bohème, le Dr Haïchour émet, tout de même, une critique sur la syntaxe et la linguistique, il explique « Elle (la poésie) reflète l’état de pauvreté linguistique de l’auteur. On se demande d’ailleurs, comment elle a pu être élaborée en chanson lorsque ni la syntaxe, ni la langue, ni même la prosodie n’encouragent à cela ? C’est un éparpillements de mots dans l’expression orale de l’auteur. Tout contribue à privilégier des images qui caractérisent la pensée du poète Benmahjouba ».
Je n’oserais contredire le Dr Haïchour, cependant je me pose des questions, l’intégrité du texte de la poésie, n’aurait-il pas subit quelques déformations au fil du temps ? Ne fut-il pas la seule tentative poétique de Benmahdjouba ? Ou la seule poésie qu’il ait écrit en arabe populaire (Melhoun) ? Je pense que des recherches s’imposent.
Le Dr Haichour tente, alors, d’analyser la pensée du poète avec des mots magiques qui nous font rêver :
Est-elle consolation de Benmahdjouba dont on ignore sa généalogie, qui a voulu s’enfermer dans un ennui à en mourir de désir rêvé ? c’est une sorte de complainte à la gloire d’une amante dont il décrit peu ses mérites.
Il semble s’offrir pour amuser ses yeux dans des rêveries tout un périple qui le mène dans différents pays à la recherche d’une madone.
Trésor , gloire splendeur , richesse , rien n’égale la beauté Milevienne. Les regards et les pensées rebondissent sans s’arrêter . Mais les dards existent toujours.
Il essaie d’offrir à son âme une paisible rêverie avec une poésie construite avec peu de matériaux. Et ces beaux lieux qu’il a visités ne lui ont pas donné la félicite attendue , ce monde expire dès son arrivée à Mila à l’oreille incertaine apporté par le vent , l’amour seul est resté comme une grande image survivant au réveil dans un songe effacé ».
C’est justement cette généalogie, « ignorée » à laquelle je m’intéresserai. Il faut savoir que la majorité des archives d’Algérie sont en France et réparties entre différents centres d’archives et bibliothèques. La recherche nécessitera probablement beaucoup de temps.
Respirer le parfum embaumé de l’amante
Et, toujours avec sa plume magique, Dr Haïchour se lance à décrire le récit à la fois romantique et épique de Benmahdjouba :
Pour un voyeur plein d’espoir, aux portes de la ville des passions , il respire le parfum embaumé de son amante. Laissez-le savourer les délices de la beauté retrouvée dans ce temps qui échappe et qui fuit. Dans ces moments d’ivresse gardez-lui cette nuit dans ce temps qui s’efface .
On peut dire que la chanson « Deggouni » est une fiction qui met le poète dans une temporalité de stoïque, pouvant souffrir et mourir sans parler. Faisant parti du répertoire constantinois, « Deggouni » se chante selon les différents timbres . Mohamed Tahar Fergani lui donne une certaine mesure avec une voix chaude, Rahmani Salah lui intègre certains artifices avec une voix baryton pour soutenir cette belle mélodie.
A cette bouche qui sourit, à ces yeux larmoyants, le voyeur laisse dans son songe s’exercer sur lui le charme irrésistible, intime qui habite son intérieur, à ses boucles, à son parfum rêvés, Benmahdjouba vogue sur la musique sur les bords duvetés de ses mèches pendantes. Dans cette invitation au voyage, il essaie de montrer les splendeurs orientales dans une langue natale qu’enchantait son sommeil d’un mirage doré dans un texte totalement décousu.
De ces beaux yeux derrière la Mlaya , Benmahdjouba nous restitue à travers «Deggouni» ce genre de mahdjouz , propre à l’école de Constantine.
Et sous le nom d’une amoureuse flamme, où trouver la belle femme avec ses lèvres pour aimer , avec sa chair tout en beauté, avec des robes pour la montrer ? Comme dans « A quoi rêvent les jeunes filles », où Musset dans la coupe et les lèvres , procède par allusions livresques, rapides.
«Au combat sans musique, au voyage sans livre ! Quoi ! Tu n’as pas d’amour , et tu parles de vivre ! Moi , pour un peu d’amour, je donnerais mes jours ; Et je les donnerais pour rien sans les amours .»
Le désert dans ses prunelles
Benmahjouba tend à nous faire ressentir dans cette invitation au voyage, ces femmes qu’il adore, telle la Tlemcénienne qui tient une amphore à sa hanche ondoyante, avançant vers la fontaine, des Khalkhals de corail au galbe du mollet, dans une cité princière, langoureusement étalée sur les flancs de la montagne et qui se pare de ses monuments comme cette jeune fille qui se pare de ses joyaux.
Il nous emmène vers le Mzab, du côté de Béni Izguene, d’El Ateuf, de Bounoura et de Ghardaia encore plus secrète, la nomade fille ailée qui a tout le désert dans ses prunelles où sa chevelure flotte aux pieds des rochers roux.
De Tunis à Tripoli, de Turquie au Echem (Syrie), la sensualité féminine le subjugue. Ses jours sont faits de roses lorsque du côté de Marrakech, ce site merveilleux, ville fondée par les Almoravides, nichée au milieu d’une immense palmeraie dans la plaine du Haouz, désert recouverts de neige au sommet du Haut Atlas au printemps comme en hiver. Dans son rêve n’ a-t-il pas admiré les femmes berbères vêtues de caftans en velours brodés de fils d’or ? Une oasis au parfum violent, la lumière dans les yeux d’une féminité à la senteur troublante.
Est-ce la solitude de l’homme qui lui donne toute cette imagination pour prendre plaisir à rêver ? Benmahjouba raconte dans cette rêverie solitaire cette Milevienne qu’il décrit comme étant la plus belle de toutes les beautés. Un visage de femme aux traits réguliers, aux yeux profonds et humide, à la chevelure sombre encadrant les pommettes. Un visage expressif tout gonflé d’émotions, des bras prêts à étreindre. Geste de l’adoration , geste de la foi, geste du bonheur espéré !
Bibliographie :
– Magazine Mémoria du groupe El-Dajaïr – Supplément No 54. Mars 2017
– Image de la silhouette du cavalier (Retouchée) : Rene Rauschenberger – Pixabay